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  • Photo du rédacteurRichard Monette

Déviation

J'avance avec mes yeux sans rétroviseurs, sans prudence ni passion, convaincu d'aller nulle part. Je vais par-là lentement, n'allant pas loin, mais ne restant pas ici.


Si l’on me parle d'équilibre, n'étant ni athlète ni saltimbanque, je n'y entends rien. Rouler sur l'autoroute, marcher sur un trottoir ou déambuler à vélo sur un filin tendu, tout ça comporte sa part de risque et d'harmonies gauchies. Pourquoi s'en faire !


Les trottoirs devraient être lisses et uniformes, ma vie en serait si simple alors. Pourtant dans le ciment fraîchement coulé on y grave toujours des lignes à tous les trois pas et quatre neuvième délimitant des parallélogrammes inexpliqués; Allez-donc savoir pourquoi, parfois même ces rectangles ne sont pas des clones les uns des autres. Il me faut alors toujours être vigilant; je m'épuiser mentalement à compter, à mesurer, à supputer la distance entre les traits. Je suis obligé d’éviter l'injustice envers mes pieds et mes jambes qui doivent avoir leur part égale de rainures écrasées la fin de semaine durant et de passages au-dessus les autres jours de la semaine.


Je vais bien. Je vais bien, parfois et parfois moins.


J'avance avec mes yeux scrutant le carrelage du corridor d'attente. Je devrais plutôt me chercher une chaise libre et y atterrir. Pourquoi est-ce que la bande formée par la jonction du mur et du sol est plus large du côté gauche que celle du droit ? Ça m’agace et pourtant je sais très bien que je ne peux rien y faire. Je parviens quand même à prendre place parmi les gens qui patientent. Je fixe un des rayons du carrelage — ils sont perpendiculaires au mur — en y faisant glisser mon regard depuis mon pied gauche jusqu'à la porte du bureau du docteur. Je me trouble soudainement car un des carreaux est légèrement décalé. Le moment venu je ne pourrai peut-être pas aisément me rendre jusqu’à l'ouverture salvatrice. J'imagine une sorte d'énergie atomique que je suis le seul à voir afin de repositionner la tuile harmonieusement. Je l’ai générée en tapotant imperceptiblement du pied gauche, puis la traînée de poudre brûle très vite vers le mur faisant exploser la porte.


Je réalise soudainement qu’il y a des gens qui se retournent pour me fixer. Je me raidi en recevant toute cette attention, mais je suis habile pour désamorcer rapidement ce genre de malaise. La détonation sourde était sortie de ma bouche et pour la rendre inoffensive aux prunelles des autres, j'éructe un peu en terminant par me racler la gorge. Je termine par un toussotement. Ils retournent tous sans délai à leur bidule électronique sauf une vieille dame à l'air soupçonneux qui me lance de furtifs jets d'œil à intervalle de quatre secondes. J'évite tout contact de nos yeux et juste avant de paniquer, le médecin ouvre la porte et appelle un patient. Mais non, ce n'est pas elle qu'il invite à entrer, ni moi d'ailleurs. La porte refermée, je bouge négligemment vers la chaise libérée en toussant dans le creux de mon coude droit. Succès, l'aïeule me lâche.


« Poumm pâpomm! Poupoumm pâpomm! » Ces bruits sont à peine audibles, ils dansent sur le bout de mes lèvres et j'ai ma chaussure de gauche qui emboîte le pas en alternance avec celle de droite; ma tête valse gaiement. Ça dure déjà depuis quelques minutes lorsque je m'inquiète du monde autour. Ouf! Personne ne semble s'intéresser à mon tintamarre. Discrètement je retourne dans ma tête, j’arrive à être invisible.


Poursuivre. Je dois poursuivre l'attente. Le médecin ouvrira bientôt la porte pour m'appeler moi, m'inviter moi, me délivrer moi, pour entrer dans ce lieu mystérieux, cet endroit d'espoirs; moi, j'espère.


À l'appel de mon nom, je bondis de ma chaise comme un moineau de badminton qui fuit une raquette hostile pour ralentir exponentiellement. J'avance vers l'entrée du paradis et je fais bien attention de ne pas jeter mes yeux au sol où se trouve l'imperfection récalcitrante. Il faut que je paraisse normal. Je dois paraître normal. je m'efforce vraiment dans cette tâche et je parviens à avancer presque facilement jusqu'à ce que j’approche du cadre qui offre un paysage de bord de mer incertain. Il est légèrement de travers contrastant avec l'axe vertical et bien droit de la porte. Cela me stresse depuis que je me suis levé pour avancer lentement car je veux paraître nonchalant, mais c’est trop difficile. Comme si je bafouillais du bout du pied gauche sur un un sillon interrompu au plancher, je vacille et du coin de l'épaule je heurte doucement l'objet suspendu au mur. Je ne vois rien d'autre que ce maudit cadre et le chambranle de la porte qu'il me faut aligner pour pouvoir continuer d'avancer. Je replace le panorama de niveau avec le pouce et l’index de la main gauche soulevant un côté du cadre et le majeur droit appuyant sur l’autre. J’affiche une mine en excuses troublées qui répare une maladresse fortuite. J’imagine les visages surpris et outrés de la galerie; je n’ose les regarder par craintes d’agressions visuelles, mais je ne peux éviter, lorsque je passe le porche, les pupilles inquisitrices de celui qui pourra me soulager de moi-même sitôt la porte refermée.


En entrant dans le bureau du médecin, sans surprise, mon pied droit effleure distraitement le pas de la porte, histoire de rétablir l’équilibre avec l’autre pied sacrifié par l’accrochage au sol rétablissant un paysage désaxé. Ce qui se dira dans ce bureau est et restera un secret, profession oblige, parce que moi, je passerais pour un déséquilibré si jamais cela se savait.


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